3, 2, 1, sub-créez ! Une micro-nouvelle de fantasy
Clothilde dégaina ses aiguilles à tricoter.
« Tu crois peut-être m’impressionner avec ton marteau et ton enclume ? J’vais te montrer, moi ! »
En un mouvement souple, la tricoteuse démiurge dévida une partie de sa pelote chamarrée, dont les étoiles aux alentours accrochèrent les reflets multicolores. Elle monta quelques dizaines de mailles avec une rapidité à faire pâlir d’envie sa voisine Solveig, qui avait à peine eu le temps d’insérer une feuille vierge dans le mécanisme de sa machine à écrire. Plus loin, le regard de Val s’assombrissait tandis qu’elle attendait que le feu de sa forge atteigne la température requise. Les flammes blanchissaient à vue d’œil, faisant pâlir l’éclat des astres environnants par contraste.
Odette, la juge suprême, contemplait la scène d’un œil amusé.
« Au moindre ricanement, Odette, je t’éjecte de la cosmogonie de mon univers ! » siffla Clothilde.
La juge fit mine de reprendre son sérieux. Clothilde attaquait déjà le deuxième rang de son ouvrage. Ses aiguilles virevoltaient et chantaient sous ses doigts agiles. Les premiers reliefs de son monde apparurent entre les mailles. Mais Val sortait déjà une barre incandescente de sa forge, et l’approchait de son enclume.
« Oh, que non, espèce d’enclumeuse de mes deux ! »
Clothilde atteignait sa vitesse de croisière. Les couleurs bourgeonnaient sous ses aiguilles, laissant deviner la lumière qui baignait son monde, depuis les reflets du soleil sur l’océan jusqu’à l’éclat des gouttes de rosée. Mais elle n’était pas la seule à aimer les choses qui brillent. Val asséna un premier coup sur la barre d’acier ramollie par son feu primordial. Le métal hurla, et des étincelles jaillirent. L’un d’entre elle, de la taille d’un petit astéroïde, fonça silencieusement en direction de Clothilde et fora un trou fumant sur le côté de son ouvrage. La tricoteuse poussa un beuglement indigné.
« Nan mais tu as vu ça Odette ? C’est contraire au règlement ! »
Tout à ses coups de marteau, Val elle-même n’avait rien remarqué. Solveig se faisait oublier dans son coin, pianotant à qui mieux-mieux sur sa machine. La chaleur de la forge, ou peut-être l’intensité du concours, la faisait suer à grosses gouttes.
« Une démiurge doit savoir faire face à l’adversité, Clothilde. Ne te laisse pas distraire, répliqua Odette.
- Mais… mon lagon turquoise s’est transformé en cratère puant ! »
Face à l’impassibilité de la juge, elle se concentra à nouveau sur son tricot, non sans lâcher une écharpe de juron avec laquelle elle aurait bien étranglé sa concurrente.
Sous le marteau de Val, le monde prenait forme. Les montagnes se dressaient, les rivières de métal en fusion se lovaient dans des vallées argentées, et les coups ralentissaient à mesure que Val attaquait les finitions.
Clothilde prit une grande inspiration, et passa la vitesse supérieure. En arrivant sur la zone d’impact de l’étincelle, elle lança sa laine dans un long jeté qui, à la maille suivante, rapprocha les bords abîmés pour faire disparaître l’injure dans le maillage des différents brins. Le lagon malchanceux plongea sous la surface terrestre, et une forêt de bouleaux miroitants jaillit.
« Aha ! » lança Clothilde. Elle savait qu’Odette apprécierait l’ingéniosité et les reflets chatoyants de sa création. Plus loin, le front de Solveig se plissait sous l’effort. Les concurrentes jetèrent leurs dernières forces dans la bataille. Armée de sa lime, Val attaquait les finitions, mais c’était sans compter le regain d’énergie de Clothilde qui rabattit les mailles de son univers laineux avec une dextérité foudroyante, marquant la fin du concours.
Odette défila entre les trois démiurges avec une lenteur exagérée. Elle s’arrêta devant l’ouvrage de Clothilde, lui lança un clin d’œil malicieux, et se pencha sur la création inerte pour lui insuffler la vie.
« Pfiou ! Elle a mangé de l’ail ce midi » pensa Clothilde. Elle eut à peine le temps de ranger ses aiguilles dans leur étui, qu’une bourrasque la secouait de tous côtés, l’attirant irrémédiablement vers sa création.
« Odette ? C’était pas prévu dans le règlement que je sois incarnée dans mon… »
Ses derniers mots se perdirent dans le souffle qui balayait les cieux. Loin, loin au-dessus du corps de la tricoteuse qui rapetissait irrémédiablement, il lui sembla entendre l’écho d’un rire moqueur.

Cette micro-nouvelle a été écrite pendant un atelier d'écriture en temps limité. Cela faisait quelques jours que je réfléchissais à un contre-point à offrir à la cosmogonie d'un ami qui impliquait des nains cosmiques très masculins, des marteaux et des enclumes...
Crédit photo : Brett Ritchie via Unsplash.