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Les différents types d’amour dans Le Seigneur des Anneaux – et celui que l’on envisage rarement

Nos livres préférés ont une façon de grandir avec nous. Je le constate entre autres avec la série des Royaumes des Anciens de Robin Hobb, avec Le Château de Hurle de Diana Wynne Jones, et Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien. A chaque fois que je les relis, j’y trouve quelque chose que je n’avais pas remarqué auparavant – quelque chose qui jette une lumière sur une part de moi jusqu’alors dans l’ombre. En 2020, je pouvais à peine lire les derniers chapitres suivant Frodo et Sam au Mordor, tant j’étais anxieuse. Mais j’ai aussi pleuré pour la première fois, en lisant ce livre pour la quatrième ou cinquième fois, au cours d’un chapitre qui n’avait pas attiré mon attention jusqu’ici : « Ragoût de lapin aux herbes ».


« Gollum disparut. Il demeura absent un certain temps, et Frodo, après quelques bouchées de lembas, se cala profondément dans les fougères brunes et s’endormit. Sam l’observa. Les premières lueurs du matin se glissaient tout juste parmi les ombres sous les arbres, mais il voyait très clairement le visage de son maître, et ses mains aussi, reposant sur le sol à ses côtés. Il se remémora soudain Frodo tel qu’il était étendu dans la maison d’Elrond, endormi, après sa funeste blessure. Là, à son chevet, il avait remarqué par moments une faible lueur brillant à travers lui ; mais à présent, la lumière était encore plus claire et plus forte. Frodo avait les traits paisibles, la crainte et le souci en étaient effacés ; mais son visage paraissait vieux, vieux et beau, comme si la ciselure des ans se révélait soudain en une multitude de fines rides, restées jusqu’alors invisibles, bien que l’identité du visage demeurât inchangée. Non que Sam Gamgie l’eût exprimé ainsi en son for intérieur. Secouant la tête, comme s’il trouvait les mots inutiles, il murmura : « Je l’aime. Il est comme ça, et on voit la lumière le traverser des fois, bizarrement. Mais je l’aime, peu importe. » »
J. R. R. Tolkien, Les Deux Tours, Paris : Christian Bourgois éditeur, 2015, p. 308-309.

L’amour entre les Hobbits, ou en tout cas l’amour que Sam éprouve pour Frodo, a été largement commenté. On l’a lu comme la dévotion d’un soldat à son supérieur, comme la profonde amitié entre deux âmes mises devant l’impossible, comme un amour homosexuel, et bien évidemment toutes ces lectures sont valides. Les personnages de J.R.R. Tolkien incarnent de nombreuses formes d’amour, que ce dernier soit dirigé vers des personnes ou des idées.


On a souvent relevé le fait que Le Seigneur des Anneaux manque de scènes intimes malgré la présence de différents couples dans le récit. Mais ce qui m’a frappée lors de ma dernière relecture, alors que je traversais une sorte de crise d’identité muette, c’est la profondeur du réconfort que je tirais de cette absence de sexe. Je n’avais pas besoin de lire cette absence comme une chose sur laquelle l’auteur serait passé sans entrer dans les détails, ce que j’avais fait au préalable. Au contraire, je pouvais lire ces relations comme étant des interactions complètes et satisfaisantes – exactement de la façon dont elles sont décrites sur le papier. De la même manière que J.R.R. Tolkien ne délaisse aucun détail au moment de décrire un paysage, je pouvais prendre chacun des mots de la citation ci-dessus dans leur sens premier, selon lequel Sam aime Frodo autant qu’Aragorn aime Arwen, il lui tient la main et tremble à ses côtés, sans nier l’amour présent ici mais sans y lire d’attirance sexuelle non plus.


Ce n’est que des mois plus tard que j’ai compris que j’étais asexuelle, et que j’ai fait mon coming out – l’asexualité, une identité dont je n’avais jamais entendu parler avant mes 26 ans, quand j’ai recherché toutes les lettres de l’acronyme LGBTQIA+. Soudain, tant de choses ont fait sens. C’était la dernière pièce du puzzle qui se posait et révélait le motif entier : l’une des raisons pour lesquelles j’aimais Le Seigneur des Anneaux et les autres livres de J.R.R. et Christopher Tolkien depuis tant d’années était que je m’y sentais en sécurité. Je savais que je n’allais pas y lire de scènes intimes et me sentir frustrée parce que je voulais désespérément que les relations entre les personnages aboutissent à autre chose. Je pouvais suivre le récit sans y lire des indices selon lesquels oui, Aragorn et Arwen couchent ensemble, ou oui, Sam et Frodo se tiennent chaud sur le chemin du Mordor par des moyens que le texte élude. Une fois de plus, ces interprétations sont valides, et dans une certaine mesure j’y souscris. Mais Le Seigneur des Anneaux est assez subtil pour accueillir des myriades d’expériences de lecture différentes, y compris celles de lecteurices asexuel.le.s comme moi.


Je pourrais poursuivre avec une analyse de mon amour profond pour Fitz et le Fou dans les trilogies Farseer et Tawny Man de Robin Hobb, mais j’ai déjà dit l’essentiel, à la différence que l’autrice y est plus explicite. Il m’a quand même fallu des années et plusieurs relectures pour comprendre pourquoi j’aimais tant mes passages préférés : pour faire bref, ils parlent de distinguer l’amour romantique et sexuel, de se libérer des étiquettes, et en particulier celles qui soutiennent la binarité de genre. Mais je m’éloigne beaucoup de la portée de cet article, et m’arrêterai donc ici. Depuis des années que j’aime les textes de J.R.R. et Christopher Tolkien, 2022 est, pour moi, l’année parfaite pour célébrer l’amour et l’amitié sous toutes leurs formes.


Post-scriptum : après que j’ai partagé ce texte en avant-première sur mon compte Tipeee, un donateur anonyme m’a écrit pour partager avec moi un article qui faisait écho à certaines de mes réflexions sur ce sujet. Si vous doutiez qu’un écrit académique puisse vous mettre les larmes aux yeux, je vous invite à vous pencher sur celui de Nicole Guedeney, « Le Seigneur des Anneaux » ou comment survivre à la peur et au désespoir » sur le site du Tolkien Estate.


Devant une étagère où s'alignent les livres de J.R.R. et Christopher Tolkien, une carte blanche est couverte d'un poème calligraphié dans le style d'écriture des hobbits. Le poème est le suivant : "Arise, arise readers of Tolkien! / Bookish thoughts awake: stories and poems! / Pages shall be turned, spines cracked, / An ink day, a line day, ere the eyes tire! / Read on, read on! Read on for Tolkien!". La signature indique "Marie B.".
Le poème que j'ai inventé à partir de celui de Théoden, et calligraphié pour le Tolkien Reading Day de 2020.

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