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Rêves emplumés

Il y avait un moulin à la lisière de la forêt. D’aussi loin que Rowan s’en souvenait, ses pales émergeaient des collines où elle jouait avec les gamins de son village. Le moindre souffle de vent entraînait les grandes ailes, mais jamais personne n’y amenait son grain à moudre. Une colonie de hiboux y avait élu domicile et hululait doucement en chœur toutes les nuits. Rowan les écoutait quand le sommeil la fuyait. Parfois, leurs chants la poursuivait dans ses rêves et elle s’imaginait mi-fille mi-oiseau, agrippant de ses serres une branche moussue avant de s’élancer dans la nuit claire. Tous ses sens étaient alors en ébullition. Elle distinguait chacune des petites créatures qui se faufilaient entre les herbes, entendait le froissement de chaque feuille, et ressentait la brise nocturne sur ses plumes.


Elle ne s’éloignait jamais beaucoup de son village, même dans ses rêves. Elle sillonnait le ciel au-dessus de sa maison, traversait la fumée qui s’échappait des cheminées, et venait parfois s’abriter de la pluie sous le clocher de l’église. La frustration la rongeait. Quitte à rêver de voler, pourquoi ne pouvait-elle s’imaginer dans une contrée lointaine, roucoulant dans des jardins luxuriants ou pépiant dans le confort d’un château, bercée par la mélodie d’un ménestrel ?


Une nuit, elle se surprit à réfléchir pendant son vol. Jusqu’alors, elle subissait ses rêves, mais là elle avait conscience de ses mouvements. Elle se laissa porter par un courant ascendant, puis décrivit de grands cercles jusqu’à atteindre le toit de sa maison où elle atterrit sans un bruit. Quelques battements d’ailes l’amenèrent jusqu’au rebord de sa propre fenêtre. Le battant s’était ouvert pendant la nuit. Rowan l’écarta sans bruit, puis sautilla à l’intérieur. Une odeur animale lui emplit le bec. Son nez d’humaine devait être trop habitué pour s’en indigner. A hauteur de hibou, Rowan contempla la petite pièce poussiéreuse où s’alignaient ses trésors. Quelques jouets, une miniature en bois représentant grossièrement un château et une autre un phare, avec lesquelles elle multipliait les combinaisons pour créer des contrées fabuleuses. Sa vieille couverture rapiécée était tombée par terre pendant qu’elle dormait, comme si elle avait battu des bras autant que des ailes pendant son sommeil.


Sa peluche préférée avait roulé jusque dans un coin. D’autres y auraient vu un amas de chiffons peu engageant, mais Rowan reconnaissait les traits du prince qui habitait le château dont la miniature gisait non loin, et qui avait juré fidélité à Rowan dans un accès de chevalerie. La tâche à laquelle il consacrait désormais sa vie était de surveiller le sommeil de la petite afin d’en écarter tout cauchemar. Il ne laissait aucun autre doudou lui voler sa place de choix. Mais cette nuit-là, il avait visiblement trouvé plus fort que lui. Rowan-hibou s’imagina dans le lit, serrant le vide contre elle. Elle sautilla jusqu’au prince, le saisit sans cérémonie dans son bec, et voleta maladroitement jusqu’au matelas pour le reposer entre les bras de sa propriétaire.


Mais le lit était vide.


Rowan poussa un hululement de stupeur. Elle battit des ailes un peu plus fort, s’éleva jusqu’au plafond et scruta l’obscurité à la recherche de son corps. Avait-elle roulé hors du lit ? S’était-elle emmitouflée dans les couvertures au point de disparaître ? Elle fouilla les draps sans rien y trouver. L’angoisse perçait son cœur aussi sûrement qu’une aiguille. Elle essaya de se rappeler la manière dont elle s’était réveillée toutes les nuits où elle s’était rêvée hibou, mais les frontières de ses rêves restaient floues.


Rowan avait trouvé la fenêtre ouverte en entrant. Peut-être qu’elle était somnambule et était sortie prendre l’air ? Elle sautilla vers l’ouverture et considéra l’à-pic jusqu’au sol. La neige était intacte au pied du mur, signe qu’elle n’était probablement pas tombée. Rowan prit appui sur le rebord de la fenêtre et s’envola. Elle dessina des cercles de plus en plus larges autour de sa maison, englobant peu à peu la bibliothèque, l’usine à papier, la chocolaterie et même les premières fermes dans les faubourgs. Rien.

Elle vira de bord et se dirigea vers le moulin, espérant contre toute attente que son corps d’humaine avait pris sa place auprès des volatiles. Les hululements de ses congénères se multipliaient à mesure que Rowan approchait, mais son cœur battait si fort que même les cris ne couvraient pas les battement qui résonnaient jusque dans ses aigrettes. Elle amorça sa descente et ajusta la position de ses ailes pour se faufiler par une fenêtre qui avait perdu sa vitre depuis longtemps. Au moment de passer le chambranle, un autre oiseau la heurta et lui fit perdre son équilibre. Elle dégringola sans parvenir à retrouver son assiette. Elle s’attendait à se fracasser contre le sol empierré du moulin, mais une surface molle amortit sa chute. Une surface qui respirait doucement et dégageait une odeur familière.



A blue-grey sky dotted with clouds

 

Cette micro-nouvelle a été écrite pendant un atelier, en temps limité, en partant d’une phrase imposée ("Il y avait un moulin à la lisière de la forêt") à laquelle se sont ajoutés des expressions à intégrer au fil de l’écriture.

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